lundi 12 mars 2018

Guérisseur



Au Théâtre Lucernaire, Benoît Lavigne met en scène Guérisseur. Pièce insolite de Brian Friel (1929-2015), c’est à la fois un drame psychologique intense et une ironique métaphore de la condition d’artiste.


Souvent considéré comme le « Tchekhov irlandais », Friel affectionne particulièrement les êtres en marge, peuplant de leur incertaine silhouette ses textes délicats teintés de mélancolie. Ces  anonymes sont au coeur de ce théâtre intimiste, cultivant par ailleurs une nostalgie pour l'Irlande profonde et ses traditions. A la fois oiseaux blessés par la vie et aristocrates fanfarons  de la représentation permanente, ses personnages  se nourrissent généralement de chimères. Poétique, parfois enveloppée d’un halo de fantastique, l’écriture théâtrale de Friel surprend autant par son ton réaliste un peu goguenard que par un mysticisme diffus.

© Karine le Tellier - Guérisseur - Théâtre Lucernaire
 Xavier Gallais  (Frank Hardy)

Guérisseur nous conte l'étrange l’histoire d’un homme (Frank Hardy), qui guérit les gens par l’imposition des mains. Avec sa compagne (Grace) et son imprésario (Teddy), il écume pour survivre les salles de spectacle des villages les plus reculés d’Ecosse et du Pays de Galles,  avec au cœur toujours cette nostalgie secrète de Baladin occidental  pour son Irlande natale. Aussi  vivant qu'énigmatique, le système narratif de Guérisseur exclut tout dialogue,  se nouant autour de trois monologues - ceux de Frank, de Grace, puis de Teddy. (Dans un quatrième monologue décisif Frank Hardy réapparaît à la fin de la pièce.) Au fil de toutes ces confessions teintées d'ironie et d’émotion, chaque personnage nous laissera entrevoir sur scène ses fêlures secrètes et désillusions profondes mais aussi les grandes joies liées à ce mode vie  à la fois dérisoire et captivant.

© Karine le Tellier - Guérisseur - Théâtre Lucernaire
Bérangère Gallot (Grace)

Ils nous apparaîtront à la fois forts et vulnérables, car  sans cesse à la merci des caprices du public rare et versatile, plus exactement celui des salles  miteuses oubliées au fin fond de terres celtiques, baignées par la pluie et le brouillard. Pour incarner en chair ces exilés du quotidien, Benoît Lavigne a choisi trois comédiens instinctifs et doués : Xavier Gallais (Frank Hardy), Bérangère Gallot (Grace) et Hervé Jouval (Teddy). Quant au décor minimaliste,  peuplé de chaises fantomatiques, il évoque, comme dans  un ironique clin d’œil visuel, la solitude grotesque si chère à Ionesco. Par intermittences,  de lointains échos de musique celtique et de joyeuses exclamations en sourdine d’arrière-cours de pubs se profilent, nous  suggérant - au-delà de l’émotion qui se dégage du texte même de Friel - le  festif et rude environnement rural.

© Karine le Tellier - Guérisseur - Théâtre Lucernaire
Hervé Jouval (Teddy)

Les trois personnages nous racontent à la fois les guérisons miracles, leurs surprenantes rencontres  mais aussi des anecdotes sur la vie en route. Egalement, comme dans un récit en éternelle suspension,  ils aborderont -  chacun à leur façon -  certains évènements tragiques comme la mort brutale d’un nouveau-né, l’alcoolisme de Frank ou la rupture familiale et le désarroi amoureux de Grace. Cependant, le drame de Friel dépasse largement le naturalisme noir un peu moqueur à la Maupassant auquel l'on pourrait le cantonner. En nous déballant  leur part intime de vérité tout en nous confiant leur vision subjective de leurs deux compagnons, les personnages de Guérison nous orientent vers l'infini mystère de l'Autre. Ils nous racontent  un cheminement aussi tortueux que fascinant, celui de l’artiste, à la fois être fragile et invincible ; précaire par sa situation matérielle,  mais éternellement riche par son bagout et son incroyable force de persuasion.

© Karine le Tellier - Guérisseur - Théâtre Lucernaire

Au-delà de la description intime des frustrations et des rancoeurs de l’imprésario et de la femme envers Frank, le texte de Friel nous suggère surtout le rapport indéfectible liant ces trois êtres. Toute la pièce est enveloppée par ce climat d’attachement mystique, qui rapproche constamment Teddy et Grace au personnage de Frank Hardy. Toute la force et la saveur risible de ces monologues réside dans cette habile suggestion de l'ambivalence de sentiments (amour/haine) des personnages. Le guérisseur dont nous parle Friel s’y profile comme une métaphore de l’artiste. Il pourrait être peintre, musicien, comédien ou poète. Sachant revêtir de multiples identités, ce showman peut être tour à tour charlatan, chaman, homme lumineux. L’auteur irlandais nous suggère en quelque sorte que cet être spécial apporte un bien-être, qu’il peut nous donner le goût du merveilleux et nous permettre d’accéder tout simplement à une autre vie.

durée : 1 h 25

Guérisseur, une pièce de Brian Friel
Texte français : Alain Delahaye
Mise en scène : Benoît Lavigne
Avec Xavier Gallais ou Thomas Durand (Frank Hardy), Bérangère Gallot (Grace), Hervé Jouval (Teddy)

Théâtre Lucernaire (salle Paradis)
53, rue Notre-Dame-des-Champs
Paris 6e
horaires : du mardi au samedi (19 h)

jusqu’au 14 avril 2018


Brian Friel





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